Situé le long de l'ancienne voie marchande qui traverse la ville en
reliant le palais ducal du Coudenberg à la Senne, le "Nedermerckt"
(Marché inférieur) semble être à l'origine une zone marécageuse
entourée de bancs de sable sur lesquels se bâtissent peu à peu
des boutiques et des habitations.
Les textes du début du XIIIème siècle révèlent
l'installation d'un premier groupe d'immeubles constitué d'une
Halle au Pain, une Halle aux Draps et une Halle à la Viande sur
l'îlot délimité par la place, le Marché aux Herbes, la rue des
Harengs et l'actuelle rue Chair et Pain. La place est alors
entourée de maisons en bois et de plusieurs demeures patriciennes
en pierre, les "steenen". L'une d'entre elles, le 't
Serhuygskintsteen, se dresse à l'angle de la Grand Place et de la
rue au Beurre. Et presque en face, de l'autre côté de la place, on
découvre le Meynaertsteen. Au milieu de ce marché se trouve alors
une fontaine publique, remplacée en 1302 par une grande fontaine en
pierre à huit jets d'eau et huit bassins construite devant la Halle
au Pain.
Deux de ces bâtiments, situés sur
l'emplacement de l'aile gauche du futur Hôtel de Ville, sont
expropriés en 1301 et 1327 par les Échevins afin d'y
installer les services communaux, tandis que l'Amman, représentant
du duc de Brabant dans la ville, loge dans une petite maison en bois
à l'angle de la rue de l'Étoile.
En 1353, la ville entreprend la construction d'une nouvelle Halle
aux Draps rue de l'Amigo, derrière les deux "steenen"
expropriés. Malgré le pavage des rues adjacentes et
l'expropriation des maisons situées entre les rues de la Colline et
des Harengs destinée à régulariser le Marché inférieur,
celui-ci est constitué à cette époque d'une juxtaposition
irrégulière de bâtiments hétéroclites souvent entourés
d'annexes et de jardins. Il faudra attendre le début du XVème
siècle pour assister à l'élaboration esthétique de ce qui est
devenu au fil du temps le principal centre économique et politique
de la plus importante ville des Pays-Bas.
La construction de l'aile gauche de l'Hôtel de Ville est confiée en
1402 à Jacques Van Thienen. Devenu le symbole de l'ensemble de la population
après le partage du pouvoir entre le patriciat et les métiers en
1421, le bâtiment est complété par une seconde aile entre 1444 et
1450, puis par une tour monumentale de 1449 à 1454, construite sur
l'emplacement de l'ancien beffroi par Jan Van Ruysbroeck.
La statue en cuivre haute de 12 pieds (2,70 m) représentant Saint-Michel
écrasant le démon, réalisée par Martin Van Rode, fut hissée au
sommet de la flèche en 1454.
Les corporations, qui ont obtenu une participation active à la gestion
communale et voient leur puissance économique s'accroître grâce
aux fréquents séjours de la cour des ducs de Bourgogne,
s'installent rapidement autour du nouvel Hôtel de Ville. Les
graissiers occupent "La Brouette", les ébénistes et les
tonneliers "Le Sac", les bateliers "Le Cornet",
les merciers "Le Renard", les quatre couronnés (les
sculpteurs, les tailleurs de pierre, les maçons et les ardoisiers) "La
Colline" et les charpentiers "Le Pot d'Étain".
Prenant en main l'organisation de l'ensemble de la place, le
Magistrat (les sept Échevins) exproprie en 1441 les propriétés
situées du côté est et, en accord avec les quatre couronnés et
les charpentiers, il fait édifier six maisons identiques en pierre
couronnées par une balustrade continue qui court sur les pignons.
Le pouvoir central manifeste à son tour son emprise symbolique sur
le Marché en faisant construire à partir de 1504 par Antoine
Keldermans le jeune un édifice de prestige, la Maison du Duc,
en face de l'Hôtel de Ville sur l'emplacement des anciennes halles
au drap et au pain. Henri van Pede, l'architecte de l'Hôtel de
Ville d'Audenarde, pris le relais des travaux qui s'achevèrent vers
1536. Lorsque Charles Quint, duc de Bourgogne, fut couronné roi d'Espagne,
elle changea de nom pour devenir la "Maison
du Roi". En 1644, le côté ouest est doté de nouvelles façades
baroques en pierre, alors que les côtés nord et sud possèdent
encore une
majorité de maisonnettes en bois entrecoupées de pignons gothiques, renaissances
ou baroques.
Les 13, 14 et 15 août 1695, un déluge de feu s'abat sur le
centre de Bruxelles. Ce bombardement, ordonné par le roi de France
Louis XIV dans l'espoir de voir lever le siège de la citadelle de
Namur, va réduire la capitale des Pays-Bas méridionaux à l'état
de ruines. Les troupes françaises commandées par François de
Neufville, duc de Villeroy, maréchal de France, déclenchent les
hostilités le 13 août entre six et sept heures du soir depuis les
hauteurs de Molenbeek. Après quelques
heures de tirs ininterrompus, les flammes enveloppent l'ensemble de
la Grand Place et les maisons en bois qui l'entourent. Le feu gagne l'Hôtel de Ville et la Maison du
Roi vers deux heures du matin.
Lorsque les batteries du Maréchal de Villeroy se taisent enfin,
au milieu de la journée du 15 août, le centre de la cité n'est
plus qu'un gigantesque brasier. Située au milieu de la zone
sinistrée, la Grand Place est presque totalement détruite : seuls
subsistent les murs et la tour de l'Hôtel de Ville - qui servit de
cible aux artilleurs français - ainsi que la carcasse de la Maison
du Roi et la partie inférieure des maisons en pierre du côté
ouest. A l'exception des premiers niveaux de "La
Brouette", du "Sac" et de "La Louve", les
trente et une maisons de la place doivent être entièrement reconstruites.
Dès février 1696, la Ville approuve un projet de l'architecte
Guillaume De Bruyn qui rassemble sous une façade unique les six
propriétés du côté est. La série de bustes des anciens ducs de
Brabant placée au premier étage donnera à l'ensemble son nom
populaire de "maison des Ducs de Brabant". Un second
projet de façade unifiée destiné aux propriétés situées à
droite de la Maison du Roi n'aboutira pas, malgré une ordonnance du
24 avril 1697 qui impose un contrôle général des façades par les
autorités communales.
L'étonnante cohérence entre l'Hôtel de Ville gothique et les
façades réalisées deux siècles et demi plus tard marque un
rattachement intuitif à une esthétique qui avait vu l'apogée de
la puissance économique des corporations, et qui continuait à
symboliser à travers la maison communale l'autonomie de la
bourgeoisie face aux velléités totalitaires du gouverneur. En plus
d'une verticalité d'inspiration gothique, chaque façade développe
un individualisme exacerbé qui met à contribution toutes les
formes stylistiques de l'époque : variations italianisantes sur le
thème du pignon au "Sac", utilisation stricte du
vocabulaire classique à "La Louve", naturalisme du
baroque italien au "Cornet", ornementation à la
française au "Renard". La seule maison qui se démarque
de cette esthétique, "Le Cygne", a été réalisée au
milieu des corporations par un riche négociant étranger, Pierre
Fariseau.
Cette débauche de styles reflète moins la variété des
architectes qu'un désir de différenciation déjà rencontré dans
la persistance du pignon individuel blasonné d'enseignes parlantes.
Les fastueuses façades des maisons corporatives contrastent
toutefois avec la
situation économique déclinante des métiers. Afin de rembourser
les sommes colossales nécessaires, les corporations doivent
augmenter les droits d'entrée et les taxes de leurs membres. Face
à une industrie libre en pleine expansion, de nombreux métiers
seront progressivement désertés.
Près d'un siècle plus tard, l'intégrité du "Gruute
Met" (Grand Marché, en bruxellois) est à nouveau menacée. Le
13 janvier 1793, les Sans-culottes belges et français se munissent
de lourds marteaux et s'acharnent sur tout ce qui blesse leur
conscience républicaine : sculptures mutilées, peintures
incendiées, argenteries pillées... Aucun emblème de l'Ancien
Régime n'est épargné. Déclarées bien national, les maisons
corporatives sont mises en vente. La place elle-même est proclamée
"Place du Peuple" par un arrêté du 30 Ventôse An IV
(1795). On la gratifia pour l'occasion d'un "arbre de la
liberté". Aux premières heures de l'Indépendance, la Grand
Place devint, pour un temps fort bref, la "Place de la
Régence".
En 1852, la maison de "L'Étoile" est démolie pour
élargir la rue qui flanque l'Hôtel de Ville à gauche afin de
permettre le passage d'une ligne d'omnibus sur rails. C'est sous
l'impulsion du bourgmestre
Charles Buls que la Grand Place va
progressivement retrouver toute sa splendeur. Il fait approuver par
la ville une convention qui la rend responsable de l'état des
maisons, moyennant une faible participation des propriétaires aux
frais d'entretien. En 1874, la vieille Maison
du Roi fort
délabrée est démolie et reconstruite par l'architecte
Pierre-Victor Jamaer en style
néo-gothique. Elle abrite depuis lors le Musée communal. Les
autres maisons doivent leur admirable aspect actuel à une ample et
méticuleuse restauration basée sur les plans de l'architecte De
Bruyn. La façade principale, les façades latérales, la tour et
les galeries de l'Hôtel de Ville sont décorées par plus de 150
statues. En 1897, "L'Étoile" est rebâtie, plus
étroite et avec un trottoir sous arcades. La même année, le
200ème anniversaire de la rénovation des lieux est fêté avec
faste et la vieille rue de l'Étoile est rebaptisée du nom de
Charles Buls, en hommage aux efforts déployés durant vingt ans par
ce bourgmestre pour rendre à la Grand Place son éclat d'autrefois.
Finalement, c'est "Le Roy d'Espagne" qui est reconstruit
en 1902 sur base des plans originaux de Jan Cosyn.
Centre de la vie économique de la cité, la
Grand Place était également le lieu des assemblées politiques,
des ordonnances de police, des révoltes, des
privilèges et de la
justice. En 1356, le patricien
Everard 't Serclaes y chasse les troupes flamandes du comte Louis de
Male, avant d'être mortellement blessé en 1388 par les hommes du
seigneur de Gaasbeek, auquel il s'était opposé pour défendre les
droits de sa ville contre des exigences injustes. En 1421, Philippe
de Saint-Pol, régent des États du Brabant, provoque l'insurrection
des métiers et fait décapiter l'Amman sur la place. Henri Voes et
Jean Van Eschen, deux moines augustins originaires d'Anvers, montent
sur le bûcher dressé sur la place le 1er juillet 1523 à cause de
leur conversion à la doctrine de Martin Luther. Ce sont les
premières victimes de l'inquisition dans les Pays-Bas espagnols. Le 5 juin
1568, devant l'actuelle Maison du Roi, les comtes Lamoral d'Egmont
et Philippe d'Hornes sont décapités sur ordre du duc d'Albe,
envoyé à Bruxelles par le roi Philippe II d'Espagne pour lutter
contre les calvinistes soutenus par Guillaume de Nassau, prince
d'Orange. Leurs statues érigées sur la Grand Place en 1864 se
trouvent aujourd'hui sur la place du Petit Sablon. Le 13 septembre
1595, on assiste sur la place à la seule exécution pour sorcellerie :
celle de Josyne van Vlasselaer. Et le 19 septembre
1719, c'est au tour de François Anneessens, doyen de la corporation
des quatre couronnés, de monter à l'échafaud pour avoir été le
principal instigateur des émeutes qui ont secoué les Pays-Bas
autrichiens.
La Grand Place a naturellement servi de
cadre à de nombreux tournois, depuis au moins le début du XVème
siècle. Les plus grands seigneurs et princes participaient aux joutes,
comme
par exemple le futur Charles le Téméraire en 1452, Charles Quint
en 1530 ou encore le futur Philippe II en 1549. La place est le théâtre
au fil des siècles de nombreuses fêtes, processions, joyeuses entrées,
mariages princiers, prises de pouvoir et réjouissances publiques
diverses. De nos jours, on peut encore assister chaque année au début du
mois de juillet à l'Ommegang, un cortège en costumes
d'époque des corporations et des magistrats de la ville, dont les
lointaines origines remontent au XIIIème siècle, lorsque les
grandes villes brabançonnes célébraient leur anniversaire par un
défilé destiné à symboliser leur splendeur, leurs moeurs et
leurs passions.
Le 2 décembre 1998, les efforts de
restauration entrepris par Charles Buls et ses successeurs se voient récompensés par
l'inscription de la Grand Place de Bruxelles sur la
prestigieuse liste du
Patrimoine Mondial de l'Humanité par le Comité de l'UNESCO réunit
à Kyoto (Japon). Aujourd'hui, la Grand Place est devenue, avec l'Atomium
et le Manneken Pis, l'un des
principaux attraits de la ville de Bruxelles. Tous les deux ans
depuis 1986, la place se couvre le 15 août d'un magnifique et
éphémère tapis de fleurs de 1.800 mètres carrés, composé d'un
million de bégonias aux couleurs chatoyantes, qui attire des
milliers de visiteurs en provenance du monde entier. La Grand Place
sert également chaque année de décor majestueux à de nombreux événements
culturels et folkloriques qui font d'elle, aujourd'hui comme hier, le
lieu de rassemblement favori des Bruxellois. Une webcam
permet depuis peu de suivre tout ce qui s'y passe en direct.
|